Les Ateliers des Troglodytes
Renaître au Zimbabwe
Un mouvement au loin appelle mon regard. Des vautours tournent dans le ciel rouge, ils observent, envieux, les prédateurs assouvir leur faim. Barry les pointe du doigt et d’une voix soucieuse dit : « ishumba kana mabhele pafupi neunzi » puis part en direction de l’enclos des chèvres.
Je vis dans ce village depuis plusieurs mois et mon oreille commence à se faire à cette nouvelle langue. Je comprends que des lions et des hyènes se sont rapprochés. La nuit risque d’être longue pour les villageois qui devront surveiller leur troupeau. Des bruits de tôles indiquent que Barry s’affaire à protéger davantage ses enclos. Les chèvres tapent nerveusement leurs sabots, soulevant un nuage de poussière. Un sentiment d’incertitude semble se propager doucement dans le village. Que se passera-t-il cette nuit ?
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Mais déjà l’horizon se teinte d’une belle couleur violette, les enfants profitent des dernières lueurs du jour pour dessiner des histoires sur le sable. Ils racontent des récits d’animaux réels et imaginaires, des légendes qui accompagnent leur enfance.
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Les piaillements des poules qui rythmaient la journée cessent peu à peu, les ailes des grillons commencent à caresser nos oreilles, le silence de la nuit sourd d’entre les arbres. Le crépuscule est attendu. Il nous libère du poids du soleil qui rend chaque tâche pénible. Les corps fatigués se détendent enfin.
Je vois Maïna disparaître dans l’obscurité de la case de la cuisine. Le crépitement du bois se fait entendre. J’entre et je suis immédiatement prise à la gorge par l’épaisse fumée du feu qu’elle vient d’allumer. Mais il fait chaud près du feu et dehors la fraîcheur devient vite désagréable.
Quelques quintes de toux puis je récupère mon seau d’eau chaude. Les douches ici sont différentes dans ce qu’elles apportent au corps. Il m’est difficile de l’expliquer mais elles nettoient, détendent, rassérènent plus que n’importe quelles douches ou bains que j’ai pris dans mon pays.
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Cachée entre quatre morceaux de tôles, accroupi les pieds dans le sable, je plonge un verre dans l’eau du seau et le verse sur mes cheveux. Une douce chaleur se répand dans tout mon corps. Est-ce parce que l’eau est puisée par la force des bras et rapportée au village à la force du cou ? Ou bien la chaleur provenant des arbres coupés grâce à la puissance des corps ? Peut-être est-ce l’ensemble de tous ces efforts qui donne tant de saveurs à cette douche. Chaque verre versé est un pur bonheur. Les cloches des vaches qu’on fait entrer au « kraal » pour la nuit accompagnent ce moment de relâchement.
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Enfin, la lune apparaît derrière le chaume protecteur. Elle semble poussée par les berceuses qui s’élèvent dans la nuit. Les femmes endorment les petits, les chants semblent protéger le village des sauvagines qui rôdent déjà. C’est la dernière mélodie des Hommes avant que celle des animaux ne prennent la place.
Là d'où je viens, la nuit comme le jour sont quasiment identiques, empli de la présence humaine : ses bruits, ses lumières, ses odeurs et ses machines. Ici la nuit impose à l’Homme de s’effacer et de laisser place à d’autres existants. Dès que la nuit s’installe, l’animal règne sur le territoire. A l’Homme de rester à sa place sinon il en paiera le prix.
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Les nuits sont peuplées d’animaux et de légendes, de fascinations et de peurs. Elles sont vivantes, chantantes, effrayantes. Elles nous font ressentir des peurs viscérales et en même temps nous font sentir vivant. Je comprends à quel point nous sommes des êtres de puissance et de faiblesse. Et pour la première fois, je ressens ma fragilité face à ce monde animal qui me domine lorsque le soleil disparait.
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Depuis mon arrivée au village, on m’appelle the little one. Tout comme l’enfant qui vient de naître je ne sais pas voir, je ne sais pas entendre, je ne sais pas parler. Je balbutie des mots que j’essaie de retenir jour après jour. Je réalise à quel point la vie en ville a atrophié mes sens et j’apprends doucement à m’en servir. Je comprends la nécessité de faire son oreille pour analyser chaque bruit, d’ouvrir ses yeux pour observer les mouvements des animaux et des éléments afin d’anticiper les événements à venir.
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Le Zimbabwe m’a fait naître une deuxième fois.
Melody
La "Nature" ?
Nous sommes de plus en plus nombreux à vouloir inventer de nouvelles manières de vivre avec les animaux, à rêver de re-créer un lien avec eux, à se rapprocher de "la Nature". Mais qu'est ce que la Nature ? Nous employons tout le temps ce mot et pourtant il véhicule l'idée d'une séparation radicale entre le monde des Hommes et celui du Vivant. On considère que ce qui est la "Nature" est forcément en dehors de l'Humain et vice versa.
L'anthropologue Philippe Descola explique que "la Nature n'existe pas partout et toujours", c'est à dire que nos manières de percevoir le monde et d'interagir avec les autres êtres vivants sont propre à notre culture occidentale et n'ont pas grande signification pour d'autres peuples. Par exemple, les Achuar d'Amazonie considèrent certains végétaux et animaux comme des partenaires sociaux avec qui on peut communiquer et négocier. Il n'y a pas là une sacralisation de ces êtres (il sont aussi consommés), cependant ils sont reconnus comme des existants possédant une "âme" identique à celle des humains et avec qui ils entretiennent un rapport de respect mutuel.
Ainsi les termes de "nature" ou "animaux" n'ont pas de signification pour eux car il n'existe pas de différence entre les vivants qui partagent le territoire, comme il n'existe pas d'opposition entre le "sauvage" et le "civilisé".
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"Les animaux [...] sont les cohabitants de la Terre avec qui nous partageons [...] l'énigme d'être vivant. Le mystère d'être un corps, un corps qui interprète et vit sa vie, est partagé par tout le vivant : c'est la condition vitale universelle, et c'est elle qui mérite d'appeler le sentiment d'appartenance le plus puissant."
(B. Morizot, 2020, Manières d'être vivant).